Tâches répétitives, domaine d’activité déconnecté de ses attentes profondes, absence de reconnaissance de la hiérarchie peuvent vite dévitaliser un travailleur qui ne verra plus l’intérêt de mettre du coeur à l’ouvrage.

Comment définir cette question, très personnelle, du sens ? Le philosophe Charles Pépin, auteur de La confiance en soi, une philosophie (Allary éditions, 2018) distingue deux niveaux d’analyse : «Mon métier a-t-il un sens pour moi ? Et a-t-il une influence positive sur le monde extérieur ? Ce qui compte en réalité, c’est qu’il n’y ait pas de désaccord trop grand entre son travail et ses valeurs

Quand le fossé est trop large, deux possibilités : tenter de revivifier son travail, de lui redonner du corps. Ou le quitter. C’est là où s’envisage parfois la reconversion professionnelle. Une récente étude de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) a comparé le métier exercé en 2010 et celui exercé en 2015 de 13900 personnes. Résultat : 22% des enquêtés ont changé de métier durant cette période. La Dares note que «les personnes qui changent de métier perçoivent davantage une amélioration de leurs conditions de travail.» Comment expliquer cela ?

Aimer son métier… Mais fuir son emploi

On peut aimer son métier, et fuir son emploi. Il y a un mois, Yasmine, 24 ans, cheffe de projet web, démissionne. La grosse entreprise de high tech dans laquelle elle exerce ne lui convient plus. «Je faisais du e-commerce d’objets connectés. Au bout de trois semaines, je ne savais plus ce que je faisais là. Je me disais : « Je décore un site qui ne sert à rien. Je ne fais pas avancer quoi que ce soit. » Et puis j’ai commencé à me demander: « est-ce moi le problème, ou l’entreprise ? Suis-je inadaptée au travail ? » C’était très perturbant. J’arrivais tout le temps en retard. Je partais tôt, même quand j’avais du travail, et au déjeuner, je prenais des pauses à rallonge.»

Julia de Funès, docteure en philosophie et coauteure de La comédie (in)humaine (Editions de l’Observatoire, 2018), soulève que les compétences des travailleurs ne sont pas toujours utilisées comme ceux-ci le voudraient. «Beaucoup de métiers se sont technicisés. Or, la technique est censée être un moyen, pas une finalité ! Si je veux apprendre le solfège, c’est pour jouer du piano. Sinon, ça perd tout intérêt. Ce n’est pas la même chose d’utiliser ses compétences en high tech pour vendre des objets connectés que pour participer au progrès de la médecine, de l’éducation, ou de tout autre domaine qui sert les autres. Ces questions surgissent très fréquemment après avoir débuté un emploi.»

L’entreprise de Yasmine, au management très vertical, n’offre pas la possibilité à la jeune femme d’exprimer ses doutes à ses supérieurs. «Chacun était cloîtré dans son poste. Alors, quand je me sentais mal, au lieu d’en parler, je dessinais sur mes heures de travail pour une fondation de débats politiques, en auto-entrepreneure.» Là, elle se sent à sa place. Plus «utile». Son souhait : laisser une empreinte positive. «Quand je suis sortie de la fac, je voulais travailler en tant que cheffe de projet dans les médias, la culture, ou dans l’associatif. Quelque chose qui ait un impact sur la société.»

Le sens d’un métier réside-t-il alors dans son degré d’engagement social ? «Dans certains cas, oui, explique Julia de Funès. Mais pas forcément : si je travaille pour mes enfants, ça fait sens. Si je travaille pour une reconnaissance sociale, ou pour gagner de l’argent, aussi. Si je travaille juste pour travailler, là, ça coince. Le sens est aujourd’hui à trouver dans l’authenticité de son désir.»

La reconnaissance, un besoin premier

Lorsqu’on a la chance d’avoir trouvé le bon domaine d’activité, le fameux «process» de l’entreprise vide parfois le travail sa substance. Jusqu’à faire fuir pour se reconvertir et radicalement changer de vie. Marine a débuté sa carrière dans le design industriel. Pour créer de l’électroménager de cuisine, elle était constamment à la recherche de concepts, de couleurs, de formes originales. Elle y insufflait toute sa créativité. Mais au fil des contrôles, ses dessins sont réesquissés, refaçonnés, rabotés. «Ma proposition passait entre les mains du marketing, de la comptabilité, de mes supérieurs. C’était dans une grosse boîte. Il y avait donc tellement d’enjeux financiers que le côté créatif passait à la trappe. Je ne retrouvais pas du tout le sens que je voulais donner au produit. En plus de cela, un an et demi passait entre le dessin et la commercialisation de l’appareil. Il n’avait plus grand intérêt à mes yeux.»

Des procédures que Julia de Funès analyse dans son livre : «Dans les grandes structures, il existe une mise en compétition des individus qui peut être contre-productive et faire perdre son sens à un travail. On se demande : « où est mon identité dans le résultat ? » C’est souvent source de mal-être.» D’où l’importance de retrouver sa patte dans une oeuvre. Selon le philosophe Charles Pépin, «ce qui rend joyeux, c’est de mesurer le résultat de ce que l’on fait. Dans les grosses entreprises, où il faut passer par 15 couches de contrôle, c’est impossible. Quand on ne se retrouve pas dans son travail, on ne peut pas en tirer satisfaction. Ni donc obtenir une réelle reconnaissance de ses supérieurs ou de ses collègues.»

Quand le salaire ne compense pas l’absence de sens

La déception de Marine est à la mesure des promesses qui lui ont été faites durant ses études. Dans l’une des plus grandes écoles de design de France, on lui avait assuré : «vous donnerez le « la », vous, les créatifs.» La réalité est bien différente. «Comme moi, beaucoup de mes camarades d’école ont quitté leur grande entreprise parce qu’on ne leur confiait pas assez de responsabilités. Ils sont devenus artisans.» Et sont désormais leur propre patron. Une renaissance.

«Beaucoup de diplômés de grandes écoles changent complètement de voie après quatre ou cinq ans en devenant auto-entrepreneurs, confirme Charles Pépin. Une « bonne » position sociale et un salaire conséquent ne compensent cette sensation de dépossession.»

Et ils n’ont pas compensé celle de Marine, qui en 2014 quitte son emploi pour se lancer à son compte et se recentrer sur ce qui la passionne : la nourriture et les loisirs créatifs. L’Impertinente, un lieu de détente et de gourmandise, naît neuf mois après sa démission. «Je savais qu’au début, je gagnerais à peine le SMIC. Et pourtant, j’y suis allée. A l’instinct. Sans limite, à part le budget bien sûr.» Dans cette pâtisserie, entièrement artisanale et à taille humaine, elle a trouvé son sens à elle : «créer quelque chose de mes propres mains, récolter le fruit de mon travail à la minute où quelqu’un déguste un de mes gâteaux. Et faire plaisir aux gens.» Le nom du chaleureux point de rencontre en dit long : «j’ai choisi « L’Impertinente » car j’en avais marre de toujours tout polir, d’arrondir les angles

Pour Julia de Funès, «l’important est que les gens redeviennent auteurs et acteurs de ce qu’ils entreprennent. Le bien-être n’est pas à penser comme une performance, mais comme la conséquence d’un travail qui nous ressemble vraiment.»

Revisiter sa « boîte à outils »

Comment être sûr de ne pas se tromper de direction ? Parfois, un avis extérieur s’impose pour faire le point. Les travailleurs en mal de sens sont nombreux à fréquenter le cabinet de Karine Jouys Artus, psychologue du travail.

«J’identifie leurs ressources, leurs compétences, explique-t-elle. Ce que j’appelle leur boîte à outils. On s’engage dans un schéma qui permet de structurer la suite du parcours professionnel et personnel. Pour affirmer sa place dans l’entreprise ou en changer. En faisant parfois la pause nécessaire, qui permet d’arrêter de penser à son travail, pour repenser son travail.» Un break qui a permis à Marine, la jeune pâtissière de se réinventer. Et de faire de cette quête de sens le slogan de sa boutique : «A force de vouloir rentrer dans un moule, on finit par devenir tarte.»

Lien de l’article :

http://madame.lefigaro.fr/business/comment-donner-du-sens-a-un-travail-qui-nen-a-plus-141118-151744